Familles pour tous! – Revue Sources https://www.revue-sources.org Wed, 04 Jan 2017 13:13:07 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 La famille aujourd’hui https://www.revue-sources.org/la-famille-aujourdhui-eclairages-sociologiques/ https://www.revue-sources.org/la-famille-aujourdhui-eclairages-sociologiques/#respond Mon, 01 Apr 2013 12:34:43 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=161 [print-me]

Incontestablement, en Suisse, en France et dans les autres sociétés occidentales, une « nouvelle donne » familiale s’est mise en place au cours des récentes décennies et continue à s’inventer sous nos yeux : que ce soit sous la forme des familles dites « nouvelles » (recomposées, monoparentales, homosexuelles, etc.) ; que ce soit dans le fonctionnement des familles, par exemple en matière d’éducation, de rôles féminin et masculin, de relations entre les générations. Au point que l’on peine aujourd’hui à s’accorder sur ce qu’est une famille. Ce qu’on tenait hier pour évident ne va plus de soi.

Dans cet article, je vise à apporter quelques éclairages sur cette nouvelle donne familiale, en m’appuyant sur deux petits livres récents qui en offrent un diagnostic synthétique, clair, informé et instructif. Le premier est dû à la plume de deux sociologues suisses Jean Kellerhals et Eric Widmer[1]. Il se présente pour l’essentiel comme une synthèse et un bilan d’une trentaine d’années d’études menées sur le sujet au sein du département de recherche de l’Université de Genève, d’abord sous la direction du premier auteur, et que prolonge et renouvelle aujourd’hui le second. Les lecteurs français (mais peut-être pas seulement eux) lui préféreront sans doute le second ouvrage, écrit par un autre sociologue Jean-Hughes Déchaux, ce dernier faisant une large place (tout en ne s’y limitant pas) aux données françaises ainsi qu’aux travaux et débats menés dans ce dernier pays[2].

Des familles plurielles

Après une brève introduction, tant Kellerhals et Widmer que Déchaux présentent en premier lieu les principales données socio-démographiques qui synthétisent les évolutions sur le plan de la constitution, de la taille et de la structure familiale : fécondité, mariage, divorce, familles « nouvelles » (recomposées, monoparentales, etc.), rôles domestiques et leur articulation avec les rôles professionnels (une transformation au demeurant bien plus féminine, avec notamment le déclin de la « femme au foyer », que masculine…).

Dans un deuxième temps, les auteurs abordent le couple et mettent en évidence la diversité de ses fonctionnements – du comment « on fait couple » –, des problèmes voire crises que celui-ci peut rencontrer, des manières d’y faire face. Sur ce plan, Déchaux se réfère largement aux travaux de Kellerhals et Widmer et de leur équipe. Il en va de même au chapitre suivant consacré aux relations avec les enfants, lors des premiers âges de ceux-ci. Là-encore, c’est un constat de pluralité qui prédomine : du point de vue des réaménagements au sein du couple et dans les pratiques et modes de vie qu’impliquent la naissance des enfants (ou leur adoption) et les tensions qui peuvent y être liées ; du point de vue des orientations et pratiques éducatives, des rapports à l’institution scolaire et à ses « impératifs », comme vis à vis des autres modes de socialisation (media, pairs).

C’est alors que les deux ouvrages se distinguent. Pour leur part, Kellerhals et Widmer poursuivent leur propos en traitant des liens entre frères et sœurs et de la diversité dont ils sont tissés comme des problèmes et conflits auxquels ils peuvent donner lieu : dans les manières de vivre la relation entre germains ; dans l’inscription de cette relation dans les fonctionnements et dynamiques familiales ; dans les relations avec les « demi-frères » et « demi-sœurs », que ceux-ci le soient par consanguinité ou par alliance ; dans les situations, manières d’êtres et de faire des enfants « uniques », c’est-à-dire sans fratrie.

L’ébranlement du modèle de parenté

Déchaux, lui, consacre son chapitre à une analyse du modèle de parenté et de son « ébranlement ». Par modèle de parenté, il faut entendre « les principes culturels et lois qui énoncent ce qu’est la parenté ; en ce sens, la parenté est un dispositif institutionnel qui attribue des enfants à des parents » (p. 70). Le modèle occidental classique, qui s’est historiquement imposé en Occident à l’ère féodale, a été fondé sur la coïncidence du couple, de la sexualité et de l’engendrement. Ainsi, ce modèle se caractérise d’une part par une filiation bilatérale exclusive, l’enfant étant rattaché de manière équivalente à sa mère et son père, ainsi qu’à ses ascendants maternels et paternels, et ce de manière exclusive (une seule mère, un seul père) ; d’autre part par un biocentrisme qui fait coïncider la filiation sociale et la filiation biologique. Il s’agit sur ce plan de ne pas se leurrer. Si ce modèle semble fondé en nature, il s’agit d’un choix culturel : d’autres sociétés en ont fait d’autres ; et dans nos contrées aussi la norme sociale peut être amenée à primer le purement biologique : ainsi, les couples mariés sont tenus pour être les parents de leurs enfants (avec les droits et obligations qui vont avec), même s’ils n’en sont pas effectivement les géniteurs ; l’adoption plénière qui supprime toute référence aux géniteurs de l’enfant en est une autre illustration.

Ce modèle est aujourd’hui remis en cause sous l’effet des recompositions familiales, des revendications homoparentales et des aides médicales à la procréation. Tous ces phénomènes se caractérisent par une dissociation des parentés juridique, domestique (ou « vécue ») et biologique, et met donc en question la pertinence et signification des principes à la fois institutionnels et symboliques du modèle occidental classique de la filiation. Le livre de Déchaux offre sur ce plan une synthèse claire, lucide et dépassionnée des débats publics et des dispositifs légaux, en France et ailleurs, autour du PACS, du mariage homosexuel, de l’anonymat du don de gamètes, pour ne prendre que ces exemples.

La famille n’est pas (devenue) qu’une question privée, de sentiments, de relations entre des personnes, mais elle est toujours et irrémédiablement aussi une institution

S’il est centré sur la filiation, ce chapitre a aussi une vertu plus générale qui mérite d’être soulignée : celle de rappeler, y compris contre certaines lectures sociologiques des évolutions en cours, que la famille n’est pas (devenue) qu’une question privée, de sentiments, de relations entre des personnes, mais qu’elle est toujours et irrémédiablement aussi une institution. Pour cela même, elle constitue nécessairement un enjeu public, une question au cœur des débats sociaux et politiques. Et en tant qu’institution, la famille est et reste « cadrée » par des normes et des dispositifs d’intervention visant à la réguler, que ceux-ci prennent la figure du prêtre, de l’instituteur, du juge, du travailleur social, ou plus récemment du spécialiste en médiation familiale…

La famille au-delà de la famille nucléaire

Au chapitre suivant, les auteurs se rejoignent pour aborder non plus la famille que les spécialistes qualifient de « nucléaire » ou « d’élémentaire », composée des parents et de leurs enfants, mais la famille élargie ou parenté, c’est-à-dire l’ensemble des personnes auxquels les individus sont apparentés, que ce soit par consanguinité ou par alliance (grands-parents, oncles et tantes, neveux et nièces, beaux-parents, etc.). Sur ce plan, trois constats communs s’imposent.

Tout d’abord et contrairement à ce qu’on entend parfois, la famille contemporaine n’est pas limitée à la famille nucléaire ou élémentaire. Les relations avec la parenté plus large sont bien vivantes, tout en tendant à se concentrer sur l’axe vertical (celui qui suit la succession générationnelle : par exemple les liens entre grands-parents et petits-enfants) plutôt que sur l’axe horizontal (comparativement peu de contacts et d’échanges avec les oncles et tantes, neveux et nièces, etc.) et sur « sa » famille plutôt que sur « sa » belle-famille. Sociabilité, affection, aide (y compris financière) au sein de la parenté sont bien présentes, même si elles n’ont pas la généralité et l’ampleur que certains souhaiteraient, notamment pour pouvoir confier aux familles les tâches de soins et de prises en charge que, selon eux, l’Etat n’est pas (ou plus) en mesure d’assurer, ou qu’il est tout simplement illégitime de lui confier.

Ensuite, la « parenté pratique » (c’est-à-dire les liens familiaux effectivement vécus et « activés ») n’est pas organisée selon un modèle unique ; ces différentes structures renvoient à l’histoire familiale et aux parcours de vie des personnes composant le réseau. La « parenté pratique » est aussi amenée à évoluer dans ses formes et comportements avec l’avance en âge et le changement de position dans la configuration familiale, avec les enjeux et problèmes (professionnels, existentiels, etc.) rencontrés.

Enfin, il existe de forts écarts selon les milieux sociaux dans la manière dont la parenté pratique « fonctionne » et est capable de venir en aide à celle ou celui de ses membres rencontrant une difficulté ou dans le besoin. Et, par un de ces paradoxes qui font la dureté – pour ne pas dire le tragique – du monde social, ce ne sont pas forcément les moins bien lotis en ressources (financières, informationnelles, etc.) qui peuvent le plus compter sur leur famille pour pallier leur manque de ressources…

Individualisme familial et pluralisme normatif

En conclusion, les auteurs sur la base des constats empiriques proposent une clé d’interprétation générale de la nouvelle donne familiale et en soulignent le caractère complexe et sur certains points problématique. Retenons quatre aspects saillants.

Au final, la grande mutation est celle-ci : les rapports entre l’individu et la famille se sont inversés ; comme l’écrit par exemple Déchaux (p. 112) « ce n’est plus l’individu qui est au service de la famille, mais la famille qui doit offrir à l’individu un cadre de vie épanouissant et protecteur ». Les valeurs de liberté et d’égalité associées à l’individualisme ne sont donc plus cantonnées à l’espace public mais ont pénétré la sphère familiale où elles se conjuguent avec l’idéal d’authenticité (celui d’être fidèle à son « vrai » moi, de conduire sa vie en accord avec son identité « véritable »)[3] pour former ce qu’il est convenu d’appeler l’individualisme familial. Cette profonde mutation est à l’évidence étroitement liée aux changements qu’a connus la condition des femmes et dont celles-ci ont été les protagonistes. L’un dans l’autre, voilà qui donne des motifs pour se réjouir du changement et pour ne pas se lamenter que le passé n’est plus.

Mais on aurait tort d’en rester là ; comme toujours, la réalité est plus nuancée, moins univoque, pour ne pas dire plus contradictoire. Ainsi, tant Kellerhals et Widmer que Déchaux soulignent les tensions et les problèmes associés à cette nouvelle manière de faire et d’être famille. D’une part, la mutation est elle-même inachevée, ce dont témoigne notamment la répartition encore très largement inégale des tâches domestiques entre hommes et femmes et plus largement la persistance d’un modèle qui attribue la responsabilité d’un champ d’activité principal aux femmes (la famille) respectivement aux hommes (la profession) ; cet inachèvement s’observe aussi dans les dispositifs légaux qui n’ont pas forcément été adaptés à la mutation et à ses conséquences, par exemple sur le plan du système de protection sociale, d’où les situations de précarité vécues par de nombreuses femmes. D’autre part, l’individualisme familial est porteur d’une tension qui lui est inhérente : il ne va tout simplement pas de soi de concilier, d’un côté, l’aspiration à l’autonomie et à la réalisation de soi – et le respect de celles de l’autre – avec, de l’autre côté, les exigences et contraintes d’une vie commune, c’est-à-dire de « quelque chose » qui est plus que la simple addition de vies singulières. Il faut également composer avec la nécessité de remplir des rôles (celui de père, de mère, etc.) qui sont définis, au moins en partie, à l’extérieur du cercle familial ; divers agents sociaux (juges, enseignants, travailleurs sociaux, etc.) ayant pour tâche d’évaluer le bon accomplissement, d’identifier les éventuels « problèmes », d’intervenir pour permettre de les surmonter ou de sanctionner les écarts vis-à-vis de ce qui est prescrit ou attendu. Les familles concilient de différentes manières ces exigences si ce n’est contradictoires du moins en tension, s’efforçant de « naviguer » entre attentes et contraintes. Sans toujours y parvenir, d’où « stress » familial, crises, ruptures…

C’est dire, et c’est le troisième aspect, que l’individualisme familial ne signifie nullement un effacement des normes, la disparition du travail de la société sur la famille, ni l’avènement du monde de relations « pures » qu’avait prophétisé le sociologue Anthony Giddens, c’est-à-dire de relations « tout entières marquées par l’égalité, la privatisation et l’autonomie » (Kellerhals et Widmer, p. 132). Nos auteurs soulignent que l’individualisme familial se caractérise bien plutôt par la coexistence de registres normatifs hétérogènes : à côté des conceptions les plus « modernistes », il en est d’autres plus attachées aux rôles « classiques » de chacun et de la place de la famille dans la société. « Cette coexistence est source de tensions, de contradictions dès lors que les acteurs hésitent entre des orientations normatives qui leur semblent également légitimes » (Déchaux, p. 114).

Enfin, si à bien des égards l’individualisme familial et le pluralisme normatif ouvrent le champ des possibles dans les modes de vie familiaux, ils ne constituent en tant que tel qu’une orientation pour l’action. Pour que celle-ci se réalise, encore faut-il des ressources. Et la question des ressources pose celle des inégalités, en particulier entre milieu sociaux, sexes ou générations. Si les valeurs d’autonomie, d’égalité et de négociation au cœur du modèle de l’individualisme familial ont de quoi séduire, tous n’ont pas nécessairement les ressources leur permettant d’agir en conséquence et d’obtenir que leurs objectifs ou aspirations soient reconnus et pris en compte. Et à ce jeu-là, les femmes sont souvent perdantes, les conduites peuvent contredire les aspirations et les réalisations n’être pas à la hauteur des espoirs mises en elles.

[1] Familles en Suisse: les nouveaux liens, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes (collection « Le savoir suisse »), 3e édition, 2012.

[2] Sociologie de la famille, Paris, La Découverte (collection « Repères »), 2e édition, 2009.

[3] Dont le philosophe Charles Taylor a montré qu’il constitue l’autre source morale de l’individualisme, à côté de l’autonomie individuelle, et qu’il est au cœur de l’identité moderne. Voir Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998 [orig. ang. 1989] dans lequel il en retrace la généalogie intellectuelle (qu’il fait démarrer notamment chez Saint Augustin…).

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Jean-François Bickel est professeur à la Haute Ecole fribourgeoise de travail social où il dirige le Département de la recherche. Il est membre du comité de rédaction de Sources.

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Les multiples visages de la monoparentalité https://www.revue-sources.org/les-multiples-visages-de-la-monoparentalite/ https://www.revue-sources.org/les-multiples-visages-de-la-monoparentalite/#respond Mon, 01 Apr 2013 12:31:12 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=159 [print-me]

Dans le cadre du Pôle de recherche national « Surmonter la vulnérabilité: perspective du parcours de vie (LIVES) », une étude sur la monoparentalité en Suisse est en cours. Après une première étape portant sur la réalisation et l’analyse d’une vingtaine d’entretiens auprès de parents de familles monoparentales, une seconde étape de plus vaste ampleur va démarrer. Cornelia Hummel, une des trois responsables de l’étude (avec Laura Bernardi et Nasser Tafferant) a bien voulu répondre aux questions de Sources.

Qu’appelle-t-on monoparentalité ou famille monoparentale? Quelles est l’étendue du phénomène en Suisse?

Par « famille monoparentale », nous désignons un ménage composé d’un parent et d’un ou plusieurs enfants. En Suisse, le nombre de familles monoparentales a doublé entre 1970 et 2000, et représente actuellement 12,4 % des familles avec enfant(s) de moins de 16 ans. On peut relever que les familles monoparentales sont nettement plus nombreuses en contexte urbain (jusqu’à 20%) qu’en contexte rural.

Notre étude repose bien sûr sur la définition statistique ou administrative de la monoparentalité, mais elle porte surtout sur l’expérience vécue de la monoparentalité. Et là, les choses deviennent plus complexes: une des premières surprises que nous avons rencontrées est que de nombreux parents ne se reconnaissent pas forcément sous le terme « monoparentalité », alors que d’autres s’en réclament. Ce rapport à la définition n’est pas corrélé à des situations objectives. Dans les entretiens exploratoires, nous avons fait le choix de rencontrer tant des parents gardiens au sens classique du terme (l’un des parents à la garde, l’autre parent bénéficie d’un droit de visite) que des parents qui ont opté pour la garde alternée. On aurait pu s’attendre à ce que les parents en garde alternée rejettent l’étiquette « monoparentalité » alors que ceux qui élèvent l’enfant seuls la majorité du temps l’adoptent. Mais ce n’est pas le cas et nous prenons conscience du fait que la manière dont se conçoit et s’exerce la parentalité autour de l’enfant est plus déterminante que la situation objective qu’est l’ancrage résidentiel de l’enfant.

Différentes circonstances peuvent conduire à une situation de monoparentalité. Dans quelle mesure ces circonstances influencent-elles la manière dont est vécue cette situation et les difficultés qu’on peut rencontrer?

On peut distinguer deux types d’entrées dans la monoparentalité. La première est l’entrée directe, où l’enfant n’est pas lié à un projet de couple et la mère élève seule son enfant dès le départ (l’exemple-type est la grossesse accidentelle ou non voulue par le père). La seconde est l’entrée différée, où il y a d’abord une situation de biparentalité puis une transition à la monoparentalité suite à une séparation ou un veuvage.

Il ressort clairement que pour les mères qui ont été en situation de monoparentalité dès le départ, les premières années sont très difficiles surtout si elles ne bénéficient pas du soutien d’un réseau familial ou amical. Elles font le récit du retour de la maternité seule, des nuits sans sommeil, de la fatigue accumulée et de la difficile conciliation entre le travail et la famille. Ces femmes n’ont pas vraiment de possibilité de comparer leur situation et celle qui consiste à élever un enfant à deux – elles n’en ont pas fait l’expérience. Il n’y a donc pas d’avant et d’après. Les difficultés sont très concrètes, et les femmes insistent beaucoup sur la charge que représente le fait de devoir tout faire seule, d’être seule responsable, de ne jamais pouvoir « passer le relai ».

La monoparentalité n’est pas au centre de l’identité des parents que nous avons rencontrés, et c’est bien cet étiquetage réducteur qu’ils refusent.

Chez les parents ayant vécu la parentalité en couple, puis seuls, la comparaison est bien présente. La transition, c’est-à-dire la séparation ou le veuvage, tient une place très importante. Dans certains cas, la séparation peut être vécue comme une épreuve mais dont l’issue est un soulagement: c’est le cas de deux femmes qui ont vécu la violence conjugale et pour lesquelles la transition a été synonyme de vie dans un foyer avec leur enfant. Dans d’autres cas, la séparation et le départ du foyer d’un des deux parents n’est que l’étape ultime d’un processus en route depuis plusieurs mois ou années. Certaines femmes nous ont ainsi dit qu’elles se sentaient déjà monoparents bien avant la séparation, dans le sens où tout ce qui touchait à l’enfant et à la domesticité était à leur charge. Et puis, il y a toute la gamme des situations intermédiaires, où la transition est une longue négociation, avec parfois l’intervention des services de protection de l’enfance et des jugements à répétition autour des questions de garde, d’autorité parentale et de pension. On constate que les conventions relatives aux enfants, que les parents soient mariés ou non, font l’objet de procédures parfois très longues et complexes. D’ailleurs, nous observerons avec attention la mise en application de la nouvelle loi suisse qui institue comme principe de base l’autorité parentale conjointe (loi qui entrera probablement en vigueur en 2014). Une de nos hypothèses est que l’adhésion aux principes normatifs fondant cette loi ne relève pas de l’évidence sociale, et que l’injonction à la coparentalité peut constituer une difficulté pour certains parents.

Au-delà de la transition, on peut supposer que la nature de la relation avec l’autre parent a aussi un impact sur l’expérience de la monoparentalité: parfois complètement absent (ou décédé), parfois très présent, par exemple dans les cas d’autorité et garde partagées. Comment cela se manifeste-t-il au travers des entretiens que vous avez réalisés? Dans quelle mesure peut-on dire que certaines formes de monoparentalité sont des formes d’être parents à deux, mais autrement?

Oui, la nature de la relation avec le père (ou la mère, car nous avons fait des entretiens avec trois pères en garde alternée et un père gardien) est déterminante, même pour les femmes qui ont été monoparents dès le départ. On imagine souvent que dans ces cas, le père est complètement absent. Mais nos entretiens montrent l’opiniâtreté de certaines mères qui veulent que leur enfant ait un père: elles insistent pour que celui-ci reconnaisse son enfant, puis proposent voire imposent des contacts, ne lâchent pas le père même si le contact avec lui leur est coûteux affectivement.

Deux de nos interviewées ont par exemple passé par un juge pour contraindre leur ex-conjoint à faire usage du droit de visite. Pour les parents qui ont vécu en couple, les configurations sont aussi très variables. Effectivement, on pourrait placer nos interviewés sur un continuum qui va de la monoparentalité dans sa forme la plus extrême (père complètement absent, inconnu, ou décédé) où la mère a la garde et l’autorité parentale exclusives, à la coparentalité ou le couple parental a survécu à la séparation du couple conjugal. Cette configuration-là est fréquente chez les parents en garde alternée qui maintiennent un dialogue continu et riche autour de leurs enfants et qui partagent tout ce qui a trait aux enfants (garde, autorité parentale, frais). Là aussi, nous formulons l’hypothèse que ces configurations sont socialement situées et nécessitent un certain capital culturel et financier. Entre les deux extrêmes du continuum, on trouve diverses situations, des parents gardiens et des parents non-gardiens avec un droit de visite plus ou moins étendu, un soutien financier variable du parent non-gardien vers le parent gardien, et un dialogue parental plus ou moins soutenu.

En quoi la monoparentalité modifie-t-elle la manière traditionnelle de concevoir et d’assumer les rôles de mère et de père?

Voilà une question qui nous intéresse beaucoup. Il est encore trop tôt pour que nous puissions vraiment y répondre, et c’est un aspect qui prendra une place prépondérante dans la seconde étape de l’étude. Ce qu’on peut dire, c’est que les femmes qui ont été seules avec leur enfant dès la naissance ont des attentes très modestes à l’égard des pères. Leur rôle consiste à exister et à avoir des contacts avec leur enfant. Les attentes de rôles ne sont pas non plus très explicites chez les parents ayant vécu ensemble au préalable: le parent gardien dit souvent devoir jouer les deux rôles à la fois, mère et père, ce qui est à la fois fatiguant et source de liberté. Une de nos interviewées mentionne l’absence d’interlocuteur lorsqu’il s’agit de l’éducation des enfants et souligne qu’elle trouve que c’est un sacré avantage de décider seule, en se référant aux disputes de couples autour de questions éducatives dans son entourage; mais elle regrette quand même l’absence d’interlocuteur: « il n’y a personne en face pour me dire ‘t’es chiante’ et moi de dire ‘ta gueule’, moi je m’énerve toute seule, donc c’est quand même sympa de pouvoir s’engueuler avec quelqu’un. […] Mais c’est aussi sympa de ne pas s’engueuler avec quelqu’un ».

On assimile souvent monoparentalité à difficultés, précarité, pauvreté… Dans quelle mesure est-ce effectivement le cas?

Les interviewés ont été très pudiques sur les difficultés financières: la plupart disent s’en sortir, « se débrouiller » en faisant des sacrifices (possession d’une voiture, vacances, etc.). Mais il nous faut préciser ici que l’ensemble des interviewés que nous avons rencontrés dans l’étape exploratoire sont en emploi ou au bénéfice d’une bourse d’étude. Les revenus les plus bas que nous avons tournent autour de 3000 CHF nets par mois. Il y a donc un léger biais dans cette première étape et nous serons attentifs à approcher également des familles plus précaires (chômage, aide sociale) dans la seconde partie de l’étude. Rappelons enfin les difficultés consécutives à la fragilité voire l’absence d’un réseau familial ou amical effectif qui, dans nombre de circonstances, délestent du poids des difficultés quotidiennes et constituent un soutien moral non négligeable. Une mère évoque ainsi « la fatigue sociale » de devoir supporter le regard et les préjugés d’autrui (voisinage, passants ordinaires), laquelle, ajoutée à l’épuisement physique, la conduit parfois au repli sur soi, au sentiment d’impuissance et au « pétage de plomb ».

Un certain nombre d’institutions (pré-scolaires/scolaires, services de protection de l’enfance, services d’aide sociale, etc.) interviennent auprès des familles monoparentales ou peuvent servir de recours en cas de difficultés. Comment se passent les relations entre familles monoparentales et institutions? Qu’est-ce qui devrait-être entrepris pour améliorer ces relations?

Plusieurs mères ont souligné que la monoparentalité n’est pas une situation permettant de bénéficier d’aides spécifiques. Les aides sont souvent déterminées par d’autres critères que la situation familiale. L’obtention d’une place en crèche, par exemple, est prioritairement dépendante de l’activité professionnelle des parents. Une mère raconte qu’elle ne parvenait pas à trouver de place en crèche puisqu’elle était en recherche d’emploi, et ne parvenait pas à décrocher un emploi parce qu’elle n’avait pas de solution de garde pour son enfant. Les aides financières de type allocation-logement ou subsides d’assurance-maladie sont dépendants du salaire et non de la situation familiale. Le réseau pré-, para- et périscolaire est très inégal en Suisse romande (toutes les écoles ne font pas de l’accueil parascolaire, toutes les écoles n’ont pas des cantines, etc.). Il existe bien de multiples possibilités d’aides ponctuelles cantonales, communales ou d’organismes privés (tel que Caritas), mais ces aides sont peu connues et nécessitent de la part des parents une vraie recherche. Une centralisation (par exemple au niveau cantonal) des informations sur les diverses aides et institutions proposant du soutien aux familles monoparentales serait un vrai atout.

Il est intéressant de mentionner que la seule aide qui s’adresse clairement aux monoparents divorcés ou séparés avec une convention d’entretien, à savoir les services de recouvrement de pensions alimentaires (par exemple le SCARPA dans le canton de Genève, le BRAPA dans le canton de Vaud, etc.), n’est pas identifiée comme telle. Ainsi, lorsqu’on pose la question aux parents s’ils bénéficient de l’aide d’une institution compte tenu de leur situation familiale, le SCARPA ou le BRAPA ne sont pas mentionnés, et c’est l’intervieweur qui fait émerger cette aide par une question directe.

On peut mentionner aussi que l’intervention de certaines institutions est ressentie comme problématique. C’est le cas pour les services de protection de l’enfance, dont la perception est double: à la fois ressource mais aussi menace. On peut aussi mentionner les institutions tutélaires, dont les interventions ont été globalement mal vécues et mal comprises par les mères ayant accouché sans père déclaré. Elles font le récit de l’émotion vécue lors de la réception de la lettre établissant une curatelle pour leur enfant et ne comprennent pas à quoi sert cette curatelle.

On regarde souvent les personnes en situation de monoparentalité comme des victimes, ployant sous le poids des difficultés, du manque de ressources (temps, argent, etc.). Pourtant c’est une autre image qui ressort des entretiens que vous avez réalisés: celle d’une lutte pour la dignité et la reconnaissance. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce propos? Le « problème » de la monoparentalité n’est-il pas aussi (surtout?) celui du regard que l’on porte sur elle et sur les personnes qui vivent ces situations?

Oui, absolument. D’ailleurs je pense que l’image sociale de la monoparentalité est en partie à l’origine du refus d’une partie de nos interviewés de s’identifier à la monoparentalité. Nous avons d’ailleurs décidé de supprimer ce terme du matériel de recrutement pour la seconde étape de l’étude, considérant qu’il est à la fois trop jargonnant et trop connoté. Désormais, les lettres et affichettes par le biais desquelles nous interpelons les parents susceptibles de participer à l’étude comportent l’accroche « vous élevez vos enfants seule? ». Nous avons aussi gommé la référence systématique aux problèmes et difficultés des monoparents, car ceux-ci tentent justement de se défaire du statut de victime, de femme abandonnée, de père ou de mère-courage. Il ne s’agit évidemment pas de passer sous silence les problèmes de ressources et la précarité de certaines situations, mais peut-être d’abandonner le stéréotype de la femme qui a été précipitée dans la précarité par le biais de l’expérience de la monoparentalité. Pour l’instant, nous n’avons pas rencontré de femmes désespérées au chevet desquelles se relayent les services sociaux, mais des femmes qui ont fait des choix – par exemple celui de poursuivre une grossesse alors que le père n’en veut pas –, des femmes qui réfléchissent beaucoup à ces choix, ou des femmes qui font face à des choix imposés et qui mobilisent beaucoup d’énergie pour rebondir.

Enfin, soulignons que la monoparentalité n’est pas au centre de l’identité des parents que nous avons rencontrés et c’est bien cet étiquetage réducteur qu’ils refusent – ce d’autant que cette étiquette ne donne droit à aucune prestation sociale et aucun soutien spécifique. La monoparentalité est alors une « catégorie-écran » fortement connotée (monoparentalité = problème), qui peut masquer aussi bien une situation où le parent dispose de nombreuses ressources et exerce une coparentalité apaisée (un interviewé dit ainsi « la monoparentalité est la meilleure chose qui me soit arrivée »), qu’une situation où la précarité, le chômage, l’isolement social préexistent à la monoparentalité. Dans ce deuxième cas, nous avons assisté à un refus de la lecture de la situation par la seule lorgnette de la monoparentalité qui détournerait l’attention des « vrais » problèmes. Une mère dit à ce propos que de toute façon, pour une femme, le problème de la garde de l’enfant pour pouvoir travailler existe, qu’elle soit en couple ou pas – puisque c’est assez rare d’avoir un conjoint « homme au foyer ». Les « vrais » problèmes sont l’accès aux places de crèche et à l’accueil parascolaire, la difficulté de trouver un emploi, la difficulté de concilier vie de famille et travail. Les entretiens soulignent certes que ces problèmes deviennent plus saillants avec la monoparentalité, mais ils existent surtout en dehors de celle-ci.

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Cornelia Hummel

Cornelia Hummel

Docteure en sociologie, Cornelia Hummel est maître d’enseignement et de recherche au département de sociologie de l’Université de Genève et chercheuse au Pôle de recherche national LIVES.

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Un père de famille témoigne https://www.revue-sources.org/un-pere-de-famille-temoigne/ https://www.revue-sources.org/un-pere-de-famille-temoigne/#respond Mon, 01 Apr 2013 12:26:18 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=157 [print-me]

Michel, quelle place prend la famille dans ta vie?

Ma famille tient un rôle fondamental au sens du mot « fondement ». Elle est le lieu principal de ma vie en complémentarité avec celui de la rue qui est le lieu de mon travail. Quand je me débarrasse de mes habits de balayeur de rue et que je retrouve ma famille, je suis moi. Auprès des personnes qui me sont le plus proches sur le plan naturel, en famille, je me trouve être le plus moi-même. Ma famille est le lieu fondamental de ma vie.

Tu es père de famille nombreuse…

Oui, ma femme Claudine et moi sommes parents de 7 enfants âgés de 27 à 14 ans, 4 fils et 3 filles. Une famille nombreuse où les enfants restent longtemps à la maison. En effet, l’aîné vient tout juste de quitter le foyer à 27 ans. Il a terminé ses études d’économie à l’Université et travaille maintenant à Berne à la Poste. Il s’est installé en colocation avec deux copains. Les six autres sont aux études et vivent chez nous. Bien sûr, ceux qui sont majeurs mènent leur propre vie. Leur vie affective les transporte déjà un peu hors de la famille.

Quelles études suivent les enfants?

Le deuxième suit le parcours de son frère aîné et étudie donc l’économie à l’Université; la troisième fait elle aussi des études universitaires pour devenir professeur de sport; la quatrième est à la Haute Ecole Pédagogique pour devenir enseignante d’école primaire; le cinquième est au collège et prépare son bac; les deux derniers étudient au cycle d’orientation.

Etait-ce un choix d’avoir une famille nombreuse?

En fait, nous avions décidé d’avoir au moins trois enfants … Puis, nous n’avons rien fait contre la possibilité d’en avoir davantage. Nous avons simplement laissé ouverte la possibilité d’avoir une grande famille. Les enfants sont arrivés tous les deux ou trois ans sans l’avoir planifié… Et on est très heureux…

Quelle a été ta formation et quel métier pratiques-tu aujourd’hui?

De formation, je suis employé de commerce. J’ai obtenu un diplôme commercial au Collège St-Michel et j’ai fait ensuite de la théologie à l’Ecole de la Foi. J’ai toujours eu un grand intérêt pour les sciences humaines, pour les humanités, plutôt que pour les branches scientifiques. Les langues anciennes m’intéressent beaucoup ainsi que l’histoire et la philosophie. Je garde le plaisir d’apprendre, la joie de lire et d’étudier pour mieux découvrir ce qui touche à l’humain. Les sciences ne sont pas mon fort.

Il y a 27 ans, à la fin des études, j’ai fait le choix de travailler à la ville de Fribourg, comme balayeur de rue et je n’ai plus quitté cet emploi. Je ne le regrette pas.

Subviens-tu aux besoins de ta famille avec ton seul salaire?

Oui, nous vivons avec un bas salaire, celui de balayeur de rue, et Claudine est mère au foyer. De plus, nous avons construit une maison et avons donc une dette hypothécaire importante. Pourtant, jusqu’à maintenant, nous ne sommes pas aidés par qui que ce soit. Il faut reconnaître que nous vivons dans un pays qui a de bonnes prestations familiales. On a de la chance. Je perçois des allocations familiales convenables et paye de faibles impôts. La situation est peut-être un peu plus dure maintenant alors que les enfants grandissent et s’en vont de la maison. Mais pour l’instant nous vivons au jour le jour. «Demain aura soin de lui-même » nous dit l’Evangile.

Il est vrai que nous pouvons aller de l’avant ainsi car nous avons des filets comme les trapézistes du cirque. En effet, mes parents ne sont pas pauvres et bien que jusqu’à maintenant nous n’ayons pas eu besoin de leur aide, nous savons, tout comme mes deux frères, que si un jour nous nous trouvons dans une situation plus difficile, nous pourrons compter sur eux. Jusqu’à maintenant nous avons toujours pu maîtriser notre vie de tous les jours sur le plan financier parce que les conditions salariales et les prestations familiales en Suisse sont bonnes.

Comment vis-tu ta relation de père envers les enfants?

Etre père c’est quelque chose de naturel. Je peux bien me reconnaître dans mes enfants. C’est certainement l’habitude de vivre ensemble, la promiscuité, qui rend plus facile l’apprentissage. Nous apprenons aussi les uns des autres. Le lien avec mes enfants est naturel, mais il me remet en question. J’ai à apprendre comment être père.

J’ai des relations très personnalisées avec mes enfants. Je pense toujours à cet apophtegme des pères du désert qui raconte qu’un disciple qui en faisait voir de toutes les couleurs à son père spirituel lui demanda pardon avant de mourir. Celui-ci l’embrasse et lui dit: « Tu m’as appris à devenir moine ». De même, mes enfants, en tout cas les plus difficiles, m’ont appris à devenir père, à remplir un rôle d’autorité que je n’ai pas naturellement, mais que j’ai appris grâce à eux. Dans le judaïsme il est dit: « J’ai beaucoup appris de mes maîtres et encore davantage de mes disciples ».

D’une certaine manière nos fils et nos filles sont des disciples. Un enfant est quelqu’un qu’on doit éduquer, à qui ont doit apporter quelque chose pour le faire grandir. Un enfant, c’est gratifiant. Mais le devoir de père n’est pas toujours facile à assumer. Je le dis pour ce qui me concerne car j’ai dû apprendre l’autorité et à sortir de moi-même, alors que je suis plutôt un solitaire. C’est paradoxal…

En tant que parents, vous êtes-vous mis d’accord sur quelle éducation donner aux enfants?

En général, nous avons toujours été sur la même longueur d’onde concernant la manière d’élever les enfants… En effet, ma femme et moi sommes très proches, non seulement spirituellement mais aussi culturellement. Nous avons tous deux grandi à Fribourg et reçu la même formation scolaire, religieuse, sociale. Je ne dis pas qu’il faut être de même culture pour s’entendre. Mais c’est peut-être plus facile sur certains aspects.

Claudine et moi n’avons jamais eu de schéma théorique et préétabli par rapport à ce qu’il y avait à faire. Nous transmettons ce que nous avons reçu de par notre propre éducation. Chacun ressemble à ses parents, tout en ayant une touche personnelle et en essayant de faire mieux qu’eux. Il arrive tout de même qu’on fasse des choses qu’on ne voudrait pas. Alors on est heureux que nos enfants puissent vivre d’autres expériences. Par exemple, mes enfants ont chanté dans un chœur d’enfants. Ils ont pu vivre là quelque chose que ma femme et moi ne leur donnions pas, n’étant pas nous-mêmes des personnes très expansives. Cet apport extérieur a été très positif pour nos filles. Il est des choses qu’on n’a pas et que les enfants doivent aller chercher ailleurs.

Le christianisme est une grande famille dans le sens qu’il apporte quelque chose dont nous sommes imprégnés.

Y a-t-il des règles spécifiques à suivre pour bien gérer la vie de famille?

Les règles, chez nous, ne sont pas très précises et n’ont pas été déterminées d’avance. Ma femme est assez stricte et moi je suis quelqu’un de plutôt bien organisé. On maintient des règles, mais toujours très humainement. Chez nous ce n’est pas très « ordré », par exemple. L’ordre et la propreté sont à notre service, mais pas le contraire.

Avez-vous éduqué les enfants dans la foi chrétienne?

Nous nous définissons comme une famille chrétienne, tout en ayant une vision humaniste. Il existe différentes tendances dans le christianisme. Nous sommes plutôt pragmatiques. Nous tenons compte du monde qui nous entoure. Ce n’est pas toujours facile. Nous avons remarqué que l’éducation a été très différente entre le carré (nos quatre aînés), et le triangle (les trois derniers). En effet, autour de nous le monde a beaucoup évolué au cours des ans, avec les médias et l’arrivée des technologies nouvelles. Nous avons beaucoup joué aux jeux de société avec les aînés. Les derniers ont suivi le courant de la société et nous n’avons pas jugé bon d’interdire, par exemple, l’usage des portables, ipod ou autre. Tous nos enfants cependant font beaucoup de sport. Cela éveille en eux un côté social et l’ouverture vers l’extérieur. Il est nécessaire d’avoir des activités qui ouvrent l’esprit.

Comment les enfants répondent-ils à l’éducation religieuse?

La pratique religieuse s’est imposée à nos enfants dès leur plus jeune âge, surtout aux quatre aînés. Je pense que la messe est une atmosphère, tout comme la prière, dont l’enfant s’imprègne depuis tout petit. Claudine et moi sommes mariés à l’Eglise catholique, tout en ayant une foi œcuménique. Nous nous sommes rencontrés alors que nous faisions partie d’un groupe évangélique. Après notre mariage à l’Eglise catholique, nous avons aussi connu le monde byzantin. Je chante toujours d’ailleurs dans un chœur de rite byzantin. Nos premiers enfants plus que les trois derniers ont été baignés dans cette atmosphère religieuse.

Certains de nos enfants sont croyants pratiquants, d’autres moins. Les trois derniers ont plus de peine, probablement parce que leurs amis ne vont pas à l’église. Il faut reconnaître que depuis quelques années la présence de la foi chrétienne dans notre société a baissé. Nos enfants n’ont pas été mis sous un couvercle familial pour les soustraire à toute influence extérieure qui nous semblerait mauvaise. Au contraire, nous avons toujours essayé de trouver un équilibre entre ce que nous leur offrons et ce que la société pouvait leur apporter de positif.

Qu’est-ce que la religion apporte à la famille?

Le christianisme est aussi une grande famille dans le sens qu’il apporte une tradition, quelque chose dont nous sommes imprégnés. De cette appartenance découle une harmonie, un équilibre sur le plan du comportement. On en reçoit une certaine douceur, une maîtrise de soi. La paix, la douceur, une certaine sérénité. Ces vertus reçues du christianisme, nous tâchons de les transmettre à nos enfants.

Quels liens vivent les enfants entre eux?

Je pense qu’aujourd’hui, à la différence d’autrefois, les enfants de famille nombreuse restent plus longtemps à la maison. De cette façon, leurs liens grandissent avec eux. Il y a presque quatorze ans d’écart entre notre aîné et le dernier, une grande différence d’âge, et pourtant le lien qui unit nos enfants est très fort. Certainement, parce qu’ayant vécu longtemps ensemble ils se connaissent très bien. Ce n’est pas à comparer avec une famille de l’ancien temps où il y avait une autre dynamique familiale. Certaines choses se ressemblent, bien sûr. Mais, autrefois, avec quinze ans d’écart, les derniers ne connaissaient pas très bien les aînés qui avaient déjà quitté la maison pour travailler. Chez nous, au contraire, le cadet a vécu quatorze ans avec tous ses frères et sœurs. Les liens sont donc très étroits entre tous.

En peu de mots, comment définir la famille?

La famille se construit à partir de relations. C’est un chemin et un vivre ensemble.

La vie continue, on n’est jamais au bout du chemin.

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Michel Simonet, 52 ans, et son épouse, Claudine, ont sept enfants. Après avoir obtenu un diplôme commercial, Michel Simonet étudie la théologie et opte ensuite pour le métier de balayeur de rue. Travail qu’il poursuit aujourd’hui. Depuis 27 ans, Michel est toujours au service de la voirie de la ville de Fribourg en Suisse.

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Qui est ma mère? Qui sont mes frères? https://www.revue-sources.org/qui-est-ma-mere-qui-sont-mes-freres/ https://www.revue-sources.org/qui-est-ma-mere-qui-sont-mes-freres/#respond Mon, 01 Apr 2013 12:22:14 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=154 [print-me]

Marc 3, 20-35. Il n’est pas rare d’entendre un discours sur la « famille modèle » qui présuppose qu’il est possible de suivre un parcours sans difficultés et sans heurts. Beaucoup d’hommes et de femmes de notre temps se sentent en décalage par rapport à un tel idéal. Est-ce vraiment en ces termes que nous devons parler de la famille?

Famille modèle?

Il me semble que dans la réalité de la vie, comme dans la Bible, les choses sont différentes. La famille apparaît comme un lieu plutôt difficile « d’épreuves et d’avènement ». Il suffit de penser à Abraham et à Sara qui ont cumulé des difficultés de couple, entre femmes, entre frères. Et les choses continuent avec Jacob, Joseph. Même le grand Moïse avait épousé une étrangère, ce qui lui valut la critique de ses frères et sœurs. Ne parlons pas de David dont la famille a connu l’adultère, le viol, le meurtre fratricide. Vous me direz: dans l’Ancien Testament, d’accord, mais depuis que Jésus est venu, il en va tout autrement. A voir?

La famille de Jésus

L’évangile de Marc nous invite à faire connaissance avec la famille de Jésus (Mc 3, 20-35). Cela se passe au début de son ministère. Jésus a déjà chassé des démons, guéri des malades. Il est monté sur la montagne, un lieu ouvert au soleil et au vent, pour en appeler douze et les établir afin qu’ils soient avec lui (Mc 3, 13ss).

Jésus est immédiatement victime d’un succès populaire croissant. Ce qui ne manque pas d’inquiéter deux groupes bien organisés, aux valeurs bien définies: ses proches[1] et le pouvoir religieux représenté par les scribes de Jérusalem. Chaque groupe envoie sa délégation.

Fou?

Jésus se trouve dans une maison. Il y a tant de monde qu’on n’a même pas le temps de manger. Ses proches disent: « Il est hors de sens », il est fou. Serait-ce parce qu’il a oublié de manger? Ou parce qu’il ne se méfie pas des ennuis qu’il va susciter? Les scribes, pour leur part, formulent une accusation bien plus grave: « Il a Beelzéboul en lui! »

« Il est fou ». En grec on a le verbe « existèmi » qui veut dire « il se tient hors de lui-même ». Il est hors des normes habituelles, hors du « ni trop, ni trop peu », si cher à bien des familles.

Pour ses proches, Jésus est « à côté de la plaque ». Ils vont essayer de le « saisir » pour le ramener dans leur petit monde rassurant. Ce verbe « s’emparer » peut être pris en bien ou en mal. La bien-aimée du Cantique cherche à saisir celui qu’elle aime (Ct 3,4), Jésus prend la main de la fille de Jaïre (Lc 8, 54). C’est aussi le verbe de l’arrestation de Jésus (Mt 26, 50).

Fou ou décentré?

L’expérience qui consiste à « être hors de soi » traverse la Bible. On la trouve une première fois pour qualifier le sommeil mystérieux d’Adam (Gn 2, 21). Etre hors de soi peut désigner un trouble devant un événement difficile, comme Saül ou Achaz qui tremblent de peur devant d’autres rois, comme d’autres personnages frappés de folie ou égarés par le vin (Is 28, 7).

Cette « extasis » peut aussi désigner une émotion intense, une sorte de « déplacement » ressenti devant une présence qui dépasse: présence féminine pour Adam ou Booz (Rt 3, 8), présence divine pour Jéthro (Ex 18, 9). Dans le Nouveau Testament cette notion revient à répétition pour dire le bouleversement ressenti devant un miracle, la résurrection (Mc 16, 8) ou l’effusion de l’Esprit (Ac 2, 7.12; 10, 45).

Il s’agit d’une expérience qui consiste à être décentré de soi et de ses repères pour entrer dans une nouvelle aventure vivifiante et inattendue avec Dieu. Dans ce sens-là, Jésus est bien « hors de sens », comme Paul qui dira: « Si nous avons été hors de sens, c’est pour Dieu » (2 Co 5, 13).[2]

Les proches de Jésus ont donc raison de dire qu’il est déplacé. Mais du coup, ne feraient-ils pas mieux de se laisser eux aussi « déplacer » et de s’ « émerveiller ». Cette question ne semble pas être à l’ordre du jour. Jésus butte sur l’incompréhension de ses proches.[3]

Vous avez dit frères et sœurs?

Un peu plus tard, alors que Jésus vient de répondre aux scribes qui confondent bien et mal, esprit de Satan et Esprit de Dieu (Mc 3, 22-30), sa mère et ses frères tentent une deuxième approche et le font appeler. La question des frères de Jésus a fait couler beaucoup d’encre.[4] Il s’agit d’un dossier considéré comme compliqué depuis longtemps. Faut-il y attacher tant d’importance alors que Jésus est justement en train de remettre en cause les liens de sang? Il nous emmène à un autre niveau; il change de registre: « Voici ma mère et mes frères. Celui qui fait la volonté de Dieu est mon frère, ma sœur, ma mère » (Mc 3, 35). En prononçant cette parole, Jésus regarde la foule assise autour de lui dans la position du disciple qui écoute[5]. Cette parole sonne comme une invitation adressée à tous. Aux yeux de Jésus, il y a de nombreux frères et sœurs possibles, inattendus.

Au cercle de la famille dans lequel certains voudraient bien l’enfermer, Jésus superpose un autre cercle formé de frères et sœurs qui se réfèrent à un même Père des cieux (Mt 12, 50).

Faire ce discernement, remettre en cause les liens naturels de sang, permet d’éviter de s’enliser dans une attitude mortifère qui empêche l’accueil de la nouveauté de l’Esprit.

Un Père qui est notre premier parent

Celui qui accueille le Père des cieux, comme son Père primordial, sera amené à revisiter les notions de famille, de frère, de sœur.

Est-ce que les deux cercles s’excluent? Non, Jésus invite tout un chacun à être fils et filles du Père, à vivre ce déplacement. Marie par exemple est de sa famille à double titre.

L’Eglise est-elle cette nouvelle communauté de frères? Là aussi, un discernement s’impose. Certaines personnes, peuvent, au nom de leur fonction dans l’Eglise, tenter de s’emparer de l’autre et l’empêcher de vivre sa vocation au souffle de l’Esprit. Même en Eglise, il faut lutter contre une autorité abusive et un soi-disant esprit de famille qui enferme.

Jésus invite tout un chacun à être fils et filles du Père, à vivre ce déplacement. Marie est de sa famille à double titre.

Etre mu par un même Esprit

L’ »esprit de famille » n’est pas une sorte de norme imposée à chacun. Alors que les scribes religieux confondent les esprits, Jésus affirme que le véritable « esprit de famille » est l’Esprit Saint qui travaille à unir homme et femme, frères et sœurs.

A 20 ans, j’ai fait une découverte fulgurante de la Bible, un peu comme un coup de foudre. Je me suis sentie attirée par la théologie. J’étais alors étudiante en mathématiques. Quand j’ai parlé de mon projet à mes parents, mon père, dont j’imaginais qu’il allait être déçu, m’a dit que c’était une bonne idée, que le monde a besoin de sens et de Dieu. Ma mère, par contre, m’a dit: « Mon Dieu! Qu’est-ce que je vais dire à mes copines? ».

J’aimerais aussi citer l’exemple de ma belle-mère. A l’occasion du décès tragique d’un de nos grands amis, elle m’a dit: « Il était pour vous plus qu’un frère ». Une maman qui sait qu’un enfant qui n’est pas le sien est « plus qu’un frère » pour ses enfants, voilà une vision très proche de l’évangile.

Le couple épargné?

Jésus remet en question et en chantier les notions de mère, frères et sœurs. Elles sont à revisiter à la lumière de l’Esprit.

Il semble que la notion de couple par contre ne soit pas trop remise en question. Depuis le début, la Bible s’intéresse à la rencontre homme-femme et à leurs relations. Il existe cependant un texte qui m’a toujours égratignée: « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » (Lc 14, 26)

Comment se fait-il que Luc, d’habitude si bienveillant envers les femmes, doive rajouter « haïr sa femme »? On pourra avec raison dire que « haïr » ce n’est pas « détester », mais plutôt « ne pas se sentir du parti de quelqu’un », « ne pas trouver sa source dans l’autre » qui n’est pas tout pour nous.

Une question qui en suscite une autre

Je m’achoppais donc à ce texte, quand, un jour, je me suis posé une autre question. Pourquoi le Jésus de Luc mentionne-t-il la femme et pas l’homme? Serait-ce parce qu’il ne s’adresserait qu’aux hommes? Plus j’y pensais, plus cela devenait clair pour moi. Oui, Jésus appelle des hommes à le suivre et pas des femmes. Du moins, pas de la même façon. Jésus serait-il macho? Pas sûr. Car les femmes sont bien là; elles l’accompagnent (Lc 8, 1-3) et le suivent jusqu’au bout (Lc 23, 55-56; 24, 1-12). Mais il est vrai que je n’ai pas vraiment trouvé dans les évangiles de texte où Jésus appelle des femmes à le suivre. On dirait qu’elles viennent toutes seules. Elles sont là, poussées par une force invisible. En langage biblique, on appelle cette force l’Esprit.

J’étais en deuxième année de théologie quand le directeur du séminaire m’a suggéré de profiter de la visite de l’évêque au séminaire pour le rencontrer. Quand il m’a vue, il fut étonné et me demanda ce que je faisais là. Il ne m’avait pas appelée. Pourquoi ne lui avais-je rien demandé? Je lui ai parlé de ma confiance en Dieu et de l’Esprit qui m’a mise en route. Quelques années plus tard, il m’a confirmé: « Tu as bien fait de faire confiance ».

En conclusion

Ces deux textes de Marc et de Luc ne sont que des échantillons. La Bible ne connaît pas de « famille idéale » qu’il suffirait d’imiter.

La personne qui vit une relation intense avec Dieu ne manque pas de déranger.

Tout est à revoir à la lumière de l’Esprit. Notre façon d’être fils, fille, père, mère, frère, sœur. Notre façon aussi d’appeler les hommes et les femmes à suivre Jésus.

La famille, les relations de couple sont des lieux de révélation, d’avènement, de discernement. Même un vécu difficile, même l’incompréhension des proches peut être une véritable occasion de nous laisser « déplacer » pour nous mettre en présence de Dieu.

Ne nous demandons pas si notre vie est idéale; demandons plutôt au Maître de la vie ce qu’il veut nous apprendre à travers nos chemins d’humanité. Il a dit: « C’est moi le Seigneur ton Dieu, qui t’instruis pour que tu en tires profit, qui te fais cheminer sur le chemin où tu iras » Isaïe 48, 17.

[1] Les « par’autou », littéralement, ceux qui sont auprès de lui, cette expression n’arrive qu’ici dans toute la Bible; elle désigne les gens d’une même famille, du voisinage.

[2] Cf aussi 2 Co 11 qui évoque la folie môria aux yeux des hommes qui est sagesse devant Dieu.

[3] Cf aussi Jn 7, 3-5.

[4] Sont-ils frères de sang, demi-frères, cousins ou même amis? Faut-il traduire le mot grec « adelphos » dans un sens restreint ou faut-il supposer un arrière-fond hébreu beaucoup plus ouvert?

[5] Cf Marie, la sœur de Marthe (Lc 10, 39) ou Paul assis aux pieds de Gamaliel (Ac 22,3).

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Monique Dorsaz

Monique Dorsaz

Epouse et mère de quatre enfants, Monique Dorsaz enseigne à l’Institut de Formation aux Ministères (IFM) de Fribourg. Elle est aussi au service de la « pastorale de la famille » dans le canton de Vaud. Bibliste, elle est membre de l’Association Biblique Catholique (ABC).

 

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La famille en pleine recomposition https://www.revue-sources.org/qui-est-ma-mere-qui-sont-mes-freres-les-relations-familiales-en-question/ https://www.revue-sources.org/qui-est-ma-mere-qui-sont-mes-freres-les-relations-familiales-en-question/#respond Mon, 01 Apr 2013 11:22:51 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=151 [print-me]

À l’occasion de l’entrée dans le troisième millénaire, j’avais donné une conférence sur la famille. Je me contentais d’en évoquer les enjeux pour les dix ou vingt années à venir. Or nous y sommes déjà ou presque. La question n’a guère changé, mais les angles se sont affinés, voire durcis.

Sociologisme ambiant

Une des difficultés centrales est sans doute un certain sociologisme ambiant. J’entends par sociologisme la tendance à vouloir dériver les normes sociales et éthiques de la simple évolution des mœurs ou, autrement dit, de déduire le progrès moral du progrès social, compris comme linéaire et inéluctable[1].

Un des problèmes à résoudre est ici celui de la pluralité conflictuelle des représentations morales à l’œuvre dans les sociétés démocratiques. L’exemple du débat – manqué ou en tout cas incomplet – sur le mariage pour tous en France a montré que le processus de décision parlementaire et gouvernemental ne se confond pas avec la situation réelle de la société française. Cela vaut, me semble-t-il, aussi bien pour l’ambigüité des langages (pourquoi parler de mariage plutôt que d’union civile et de partenariat à propos des couples de gays ou de lesbiennes? quelle est la décision anthropologique qui décide de déduire que l’égalité des droits est équivalente à l’identité des désignations sémantiques, alors que les réalités humaines sont, de fait, différentes? qu’est-ce qui permet de justifier le saut entre le droit et la symbolique?)

Nous traiterons dans la suite de cet article la question des couples homosexuels, car elle constitue un bon test des changements qui sont en train de s’opérer dans la compréhension de la famille. De notre point de vue, il ne s’agit pas de suivre de manière linéaire et non critique les évolutions en cours, mais de tenter de garder de vue une certaine cohérence globale entre les notions de famille, de couple et de filiation. Notre perspective relève davantage, de ce fait, d’une réflexion sur les dimensions sociales et institutionnelles du lien amoureux, sexuel et parental que d’une défense monomaniaque des droits individuels.

Les débats de ces derniers mois, touchant aux couples homosexuels, ont généralement confondu trois types de problèmes qui, de mon point de vue, devraient être distingués avec soin.

Les églises protestantes doivent-elles bénir les couples ayant contracté un partenariat civil?

Nous présupposons l’idée civile de partenariat, tel qu’il existe notamment dans la loi suisse, mieux conçue et ciblée que le pacs français, lequel est trop largement prévu pour d’autres situations que celles des couples de gays ou de lesbiennes.

Pour ma part, j’ai toujours estimé nécessaire et prudent de distinguer la question du partenariat civil pour les couples de même sexe de celle de leur bénédiction par l’église. Il n’existe pas en effet, à mes yeux, de lien direct entre les deux problématiques. Pour le dire autrement, la justification de la bénédiction ne réside pas simplement dans le parallèle qu’on peut être tenté d’établir avec d’autres institutions civiles, comme le mariage hétérosexuel. La bénédiction nuptiale accordée aux couples de sexes différents ne repose pas simplement sur la reconnaissance, par l’église, d’un rite social juridiquement établi, mais se réclame aussi d’une certaine interprétation biblique et théologique de la signification du mariage comme tel. On voit bien que, dans le parallèle établi avec le « mariage » d’un couple de même sexe les conditions d’une telle interprétation ne sont pas données. La bénédiction nuptiale classique, celle du mariage hétérosexuel, est cohérente du point de vue biblique et théologique. Dans le cas du « mariage gay », la construction d’une telle cohérence est pour le moins très problématique et je dirais même plus hautement acrobatique et improbable.

Il n’y a donc pas d’obligation logique et théologique quelconque à déduire de la reconnaissance du partenariat civil de couples de même sexe l’obligation de leur accorder un rite de bénédiction.

La question la plus difficile aujourd’hui, on a tendance à l’oublier, est celle de la signification théologique du mariage, notamment en protestantisme[2]. Nous ne disposons pas, de ce côté-ci, d’une théologie du mariage comme sacrement. Mais l’héritage augustinien ne nous est pas à ce point devenu étranger que nous ne puissions pas y recourir au moins partiellement. Rappelons que, chez Augustin, le mariage repose sur ce qu’on peut désigner comme un trépied: la fides, la proles et le sacramentum. Autrement dit la relation de confiance entre les époux, la perspective de la filiation et la dimension proprement théologale, le rapport du couple à Dieu et sa signification devant Dieu. Le débat actuel sur la bénédiction des couples homosexuels dans les églises protestantes a révélé la fragilité extrême de la théologie du mariage (hétérosexuel). Sans en faire un sacrement, il importe, de mon point de vue, d’en revaloriser la portée. C’est seulement quand cette question sera clarifiée qu’on pourra expliquer pourquoi l’accueil des couples de même sexe, s’il peut en effet répondre à une question éthique de respect et de justice, ne doit pas virer cependant en une confusion indue entre le mariage hétérosexuel et l’union civile de couples de même sexe vivant en partenariat. Il y a donc bien un lien à établir entre la question de la bénédiction et celle du statut civil respectif du mariage et du partenariat.

La société civile doit-elle instituer un mariage pour tous ou convient-il de distinguer le mariage et le partenariat civil?

On voit clairement la grande différence entre le débat interne au protestantisme suisse et la discussion française au sujet du « mariage pour tous ». Le gouvernement socialiste français puis le parlement à majorité socialiste, suivant les engagements de campagne de François Hollande, ont adopté le mariage pour tous, sur un plan purement civil, en modifiant l’état juridique antérieur constitué par le pacs. Comme nous l’avons dit un peu plus haut, le pacs lui-même souffrait, en comparaison de la législation helvétique, d’un défaut rédhibitoire, puisqu’il était valable aussi bien pour les couples hétérosexuels que pour les couples de même sexe. Il avait introduit pour ainsi dire deux catégories de disposition, le pacs et le mariage, entre lesquels les hétérosexuels pouvaient choisir, mais non pas bien sûr les homosexuels. La nouvelle législation française adoptée en février 2013 met ainsi à plat les deux institutions et supprime de ce fait, si je vois bien, le pacs, en faveur de la notion supposée plus large et plus juste de « mariage pour tous ».

On n’est pas parent tout seul, symboliquement parlant. On est père, ou on est mère.

Du point de vue de l’égalité des droits, on se trouve ici entre deux thèses opposées. La tendance dominante semble donner à penser que l’égalité des droits individuels porte à reconnaître à toute personne homosexuelle le même droit au mariage que celui dont jouissent déjà les hétérosexuels. Mais cette thèse repose à mon sens sur une pétition de principe, puisque le mariage est déjà défini a priori comme indifférent du point de vue de l’orientation sexuelle de celles et ceux qui le contractent. C’est pourquoi il faut soutenir une autre thèse: l’égalité des droits doit être compatible avec la situation respective des personnes. Ainsi, il n’y a aucune contradiction – ni juridique, ni éthique – à dire que les personnes de sexe différent peuvent se marier tandis que les personnes de même sexe peuvent s’unir par le biais d’un partenariat enregistré. L’égalité des droits n’est nullement affectée par une telle clarification des instances différentes à même de répondre aux demandes légitimes des uns et des autres.

L’égalité des droits entraîne-t-elle l’accès des homosexuels aux mêmes types de parentalité? (la question de la filiation et de l’homoparentalité)

Comme la France, la Suisse s’interroge sur les questions liées à l’homoparentalité. Mais alors que la France a décidé, en théorie, de régler les questions l’une après l’autre, la Suisse a mis la charrue avant les bœufs, en discutant l’adoption pour les couples de même sexe à l’intérieur des dispositions prévues au sujet du partenariat qui les lie. La question a été tranchée de manière positive par le Conseil national, mais doit encore être reprise par le Conseil des états[3]. Le débat a cependant montré la nécessité de limiter un tel accès des homosexuels aux seuls enfants du partenaire. On part ainsi d’une situation de fait, celle de l’existence d’enfants (nés d’une relation hétérosexuelle) au sein du couple de même sexe. Il ne s’agit pas, autrement dit, de céder à l’idée d’une homoparentalité propre au couple de même sexe comme tel. La différence est cruciale, comme nous allons tenter de l’expliciter par la suite.

Plutôt que d’entrer dans le détail des débats législatifs actuels, prenons de la hauteur, en méditant sur les enjeux éthiques et symboliques de la filiation[4]. Le point le plus difficile réside dans la question de savoir qui sont les parents de l’enfant. Parle-t-on de parents individuels, pris chacun pour soi, isolément, ou parle-t-on d’un couple parental?[5] De mon point de vue, la parentalité doit être abordée d’abord sous l’angle du couple parental et non pas en dissociant d’emblée les deux parents comme détenteurs de droits isolés. Nous nous tenons ici sur le plan fondamental et symbolique, et non pas, bien sûr, sur celui des réalités sociologiques quotidiennes, où la lutte respective de chacun des deux parents (notamment en cas de séparation ou de divorce) doit être reconnue à sa juste place. Mais on n’est pas parent tout seul, symboliquement parlant. On est père, ou on est mère. Il est important non seulement pour l’enfant, mais pour le couple lui-même et pour la société, de respecter cette dualité ou cette dyade fondamentale. Ce n’est donc pas un père tout seul, ou une mère toute seule, qui adopte ou qui accède à la procréation médicale assistée, mais un couple formé d’un père et d’une mère. Dans les cas d’homoparentalité, on ne doit discuter qu’à titre exceptionnel si l’un des deux membres du couple peut adopter l’enfant d’un autre. Mais cela ne devrait, justement, être envisageable qu’au cas où l’autre parent biologique ferait totalement défaut. Mais en aucun cas, il ne devrait être admis que les deux membres du couple de gays ou de lesbiennes deviennent ensemble les deux parents d’un enfant. C’est sur ce point que règne la plus profonde ambiguïté et que l’on s’aperçoit à quel point peut s’avérer pervers et nocif le télescopage de la fausse bonne idée d’un « mariage pour tous » et de l’homoparentalité érigée en idéologie des droits individuels.

La famille, en conclusion, n’est plus seulement une entité définie par ses données biologiques; elle est, plus que jamais, un lieu d’existence et de reconnaissance de type hautement symbolique. Mais cela ne diminue en rien la portée de la différence des sexes, du masculin et du féminin, au cœur de la filiation et de la construction de la parenté.

[1] Voir mes remarques à ce sujet dans La gauche, la droite et l’éthique. Jalons protestants et œcuméniques face aux défis actuels de la laïcité, Paris, Cerf, 2012.

[2] Voir Denis Müller et Céline Ehrwein, « Éthique du mariage et des autres formes de coexistence humaine », in I. Graesslé, P. Bühler, Ch. D. Müller (éds.), Qui a peur des homosexuelles? Évaluation et discussion des prises de positions des Églises protestantes de Suisse, Genève, Labor et Fides, 2001, p. 84-101.

[3] http://www.romandie.com/news/n/_Les_deputes_suisses_permettent_aux_homosexuels_d_adopter_l_enfant_de_leur_partenaire72131220121235.asp (consulté le 17 février 2013).

[4] Je me suis exprimé à ce sujet dans l’article « La filiation et la promesse. D’une éthique de l’égalité dans la différence à une reprise théologique de la différenciation ». Revue d’éthique et de théologie morale, RETM 225. juin 2003, p.111-129 et, tout récemment, dans la presse romande: « ‘Mariage pour tous’: bonne nouvelle ou Kindersurprise? », Le Matin, jeudi 29 novembre 2012, p. 21; « Évitons la confusion entre adoption et parentalité », Le Temps, vendredi 7 décembre 2012, p. 13.

[5] Il a été frappant de voir apparaître en France, à un certain moment du débat sur le mariage pour tous, que le législateur pourrait renoncer aux notions de père et de mère et les remplacer par celles de parent 1 et de parent 2. Heureusement, cette absurdité administrative a été finalement retirée. Mais elle était révélatrice d’un état d’esprit et en particulier d’une conception très individualiste des droits. Pour la discussion intraprotestante de ces questions, cf. « Disputatio: 95 thèses pour l’accueil des minorités sexuelles dans les Églises au nom de l’Évangile« ; Richard Bennahmias, « Les ordres de la création doivent être soumis à la relativisation de l’histoire », et Denis Müller « Pour un juste équilibre entre les théologies de la création et de l’alliance », Réforme, janvier 2013, p. 14-15.

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Denis Muller

Denis Muller

Denis Müller est professeur ordinaire d’éthique et de théologie à l’Université de Genève. De confession réformée, cet auteur s’est fait largement connaître par ses publications, jusqu’à devenir une autorité reconnue en matière d’éthique. Il est co-directeur du “Dictionnaire Encyclopédique D’Ethique Chrétienne”, paru aux Editions du Cerf en 2013.

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Familles pour tous! https://www.revue-sources.org/familles-pour-tous/ https://www.revue-sources.org/familles-pour-tous/#respond Mon, 01 Apr 2013 00:17:27 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1071 [print-me]

On m’avait suggéré le titre « Sacrées Familles » pour introduire ce dossier. Mais l’expression était lourde de sens apparemment contradictoires. L’un évoquait l’exaspération face à la famille. Nous connaissons le cri d’André Gide: « Familles, je vous hais!« . Une exclamation qui mérite d’être citée intégralement: « Familles, je vous hais! Foyers clos; portes refermées; possessions jalouses du bonheur« . Face à ceux qui le vouent aux gémonies, le clan familial se rebiffe. Nombreux sont ceux qui l’adorent et lui rendent un culte. Il me semble les entendre: « La famille, c’est sacré! ». Et de se référer à la trinité de Nazareth qu’ils imaginent enfouie dans un atelier paisible où le jeune Jésus s’exerce au rabot sous l’œil vigilant de Joseph, tandis que, dans son coin, Marie, attendrie et silencieuse, file sa quenouille. Image d’un bonheur tranquille, mais assurément factice. Même la famille de Jésus ne fut pas à l’abri de perturbations. Si on en croit les évangiles.

Alors j’ai préféré le titre « Familles pour tous ». Non pour plagier un slogan à la mode, mais pour bien en montrer la différence. Un groupe familial n’a nul besoin de recevoir la consécration civile ou religieuse. Seuls ont droit à ces célébrations les couples qui satisfont aux exigences des Eglises ou de l’Etat. La famille, elle, a une envergure plus large. On en parle quand un groupe social se constitue pour donner vie à d’autres êtres humains. Ce qui suppose au départ, bien évidemment, un élément masculin et un autre féminin, qui peuvent prendre les formes les plus variées selon les temps, les cultures et les lieux. Notre Occident semble privilégier la famille nucléaire biparentale. Mais gardons-nous d’oublier l’époque pas trop lointaine où les enfants de nos régions grandissaient à l’intérieur d’un groupe plus élargi, auquel ils appartenaient d’abord. Curieusement, ce qu’ont vécu nos aïeux refait surface aujourd’hui. Les grands-parents prennent une place toujours plus importante dans la garde et l’éducation des enfants. Le lien intergénérationnel, d’abord dévalué, se raffermit.

Quelle que soit sa configuration, la famille est au service de la vie et de l’amour.

De nombreuses configurations familiales ont vu le jour au cours des temps: familles patriarcales ou matriarcales selon la prédominance de l’homme ou de la femme; familles éphémères qui se dissolvent et s’évanouissent dès que les oisillons ont quitté leur nid; familles au très long cours quand les parents demeurent unis une fois passé le temps de la fécondation et de l’éducation de leur progéniture. Familles qui s’accommodent de la polygamie ou de la polyandrie simultanée ou successive, alors que d’autres éclatent dès le premier adultère. Et que dire des configurations modernes: familles recomposés suite à un ou plusieurs divorces, familles monoparentales du fait de la rupture du couple géniteur ou du choix personnel d’un parent ou même des deux. Ah, j’oubliais les familles d’accueil où les parents adoptent des enfants qu’ils n’ont pas conçus, tout en les aimant comme s’ils étaient issus de leur propre chair. Proche de ces derniers, les parents qui recourent à la fécondation artificielle dans le but de se réjouir eux aussi en famille. Un spectre extraordinairement divers. Et je ne suis pas certain d’en avoir fait le tour.

Ce dossier ne veut pas établir une hiérarchie morale entre ces divers groupes familiaux. Même si le christianisme a opté pour une structure particulière et la recommande non sans quelque raison à ses adhérents. Quelle que soit sa configuration, la famille est au service de la vie et de l’amour. C’est à cette aune-là qu’elle doit être mesurée et évaluée. La famille dite chrétienne n’échappe pas à ce discernement. Seul l’Amour est juge.

Notre dossier établit donc le constat de la pluralité familiale. Il constate aussi que le modèle classique est ébranlé. Une évolution réjouissante à plusieurs égards, mais aussi problématique. Il n’y a pas lieu de se lamenter, mais de vivre ces relations qui s’inventent et se cherchent au cœur « des joies, des espoirs, des tristesses et des angoisses » (Gaudium et Spes) de notre monde. Dieu n’est pas absent de ce chantier. C’est notre ferme conviction.

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