Revue Sources

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Mon enfant échoue son bac d’un point? Mon voisin me dérange tard dans la nuit? Je suis moins bien payé que mon collègue qui fait le même travail?

De plus en plus, nous sommes tentés d’en appeler à la justice pour aplanir nos difficultés, protéger ce que nous considérons comme notre dû ou résoudre nos différends. Le modèle nous vient des pays anglo-saxons, friands de lois, de brevets. Et nos pays occidentaux ne sont pas en reste, eux qui nous proposent moult assurances juridiques, au cas où. Parlerons-nous de « progrès »? Celui de voir reconnus mes légitimes intérêts?

Complexité et perplexité

De prime abord difficile de ne pas répondre par l’affirmative. Qui se plaindrait que les plus faibles puissent s’exprimer, que la possibilité d’exposer et de défendre ses arguments remplace la violence, voire que de nouvelles lois protègent les plus fragiles?

Les nombreux combats sociaux du XXème siècle attestent de la volonté des peuples de faire inscrire concrètement dans les constitutions ou les lois les principes fondamentaux de liberté, égalité ou fraternité inscrits aux frontispices de tant de mairies. Et les manifestations de ces dernières années, un peu partout dans le monde, témoignent de la fragilité de ces droits, si vite remis en cause au nom d’intérêts politico-économiques douteux.

Force est alors de constater que la justice, cette valeur si fondamentale, peut elle-même connaître de graves dérapages.

Mais combien de fois devons-nous aussi constater que ces mêmes manifestations dépassent leur objectif? Elles se voulaient au service des plus démunis, elles servent quelques intérêts fanatiques. A travers les siècles, au nom d’une certaine conception de la justice on a guillotiné, séquestré, torturé, violé, brûlé… Veut-on remplacer un régime inique? S’impose souvent un système encore plus oppressif.

Force est alors de constater que la justice, cette valeur si fondamentale, peut elle-même connaître de graves dérapages.

Les plus patents découlent de la volonté d’utiliser – ou, pire encore, de promulguer – des lois pour couvrir des intérêts partisans. Des hommes politiques célèbres tentent de contourner ou de détourner la législation en leur faveur. A plus petite échelle, des individus aisés pensent que tout peut s’acheter, y compris les résultats de leurs enfants; des sportifs acceptent de ne pas donner le meilleur d’eux-mêmes pour laisser gagner le clan adverse, moyennant quelque graissage de patte…

Plus fondamentalement, on peut s’interroger sur le soubassement de nos lois. Dans nos droits latins, inspirés du droit romain, on commence par poser des principes, puis on cherche des modalités d’application. Mais de plus en plus s’impose un autre modèle juridique, anglo-saxon celui-ci, qui commande le monde de la société civile et de l’économie. Une loi naît pour répondre à une situation empirique: un jugement doit résoudre un cas particulier, et, selon l’expression consacrée, le verdict fera jurisprudence. Délicat glissement du singulier au général…

De plus en plus s’impose un autre modèle juridique, anglo-saxon celui-ci, qui commande le monde de la société civile et de l’économie.

Par ailleurs, toujours sous l’influence anglo-saxonne, augmente la tentation de légiférer pour tout et rien. Une forme de pouvoir qui devrait nous émouvoir, si tant est qu’elle permet par exemple de s’approprier des biens qui ne nous appartiennent pas d’entrée, en recourant à l’astuce des brevets. Brevet sur les semences, brevet sur l’eau un jour?

Au reste faut-il s’étonner de la complexité de la justice quand on analyse le nombre d’instances impliquées? Le peuple qui lance des initiatives, aiguillé par des options politiques souvent opposées, les parlements qui légifèrent, les exécutifs qui mettent en place des modalités d’application, les tribunaux qui statuent, les avocats et les procureurs qui assurent accusation et défense, les greffiers qui tentent de prendre des minutes exactes, les témoins qui peuvent faire lourdement infléchir une décision, sans oublier le temps que tout cela prend. Au final le miracle est bien qu’un jugement impartial puisse être pris en dépit de tant d’intervenants eux-mêmes bien humains. Complexité génératrice de perplexité…

Enfin et surtout, les lois, censées viser le bien commun, y parviennent-elles réellement? Ne sont-elles pas souvent partisanes, défendant les intérêts d’un clan plutôt que ceux d’un autre, sans laisser leur chance à ceux qui sont exclus? Et cela vaut aussi bien pour les riches que pour les pauvres. Difficile de réaliser une réelle équité. Trop souvent la prétendue justice exclut autant qu’elle intègre. La sombre histoire du XXème siècle témoigne à l’envie de ces diktats écrasants, qui ont jeté sur les routes du monde des millions de réfugiés devenus indésirables dans leur pays.

Et dans nos structures ecclésiastiques même, les lois sont-elles toujours porteuses de vie? L’homme n’est pas fait pour le sabbat, mais le sabbat pour l’homme, répond Jésus. Petite sentence aux grands effets! Une justice enfermée en elle-même risque de devenir profondément injuste, de ratiociner au lieu de raisonner.

L’amour remplace-t-il la justice?

Ama et fac quod vis déclarait saint Augustin. Serait-ce une invitation à une heureuse et salutaire anarchie? La conviction que la loi est si solidement chevillée dans mon cœur ferait-elle que je n’ai pas besoin de règlements extérieurs? Que l’amour unifie là où les lois, sous couvert d’impartialité, divisent?

L’amour peut-il remplacer la justice?

Nier l’importance des lois, des structures, serait faire fi de notre condition humaine. Nous avons besoin de cadres, de garde-fous, de référentiels. La question n’est pas de récuser des institutions, mais de leur donner du souffle.

Au fond, qu’est-ce qui guide la justice? Le seul souci de poser des bornes pour défendre mon territoire, de m’imposer des limites afin, en dernier recours, de protéger mes intérêts propres? Je ne te ferai pas cela parce que je n’aimerais pas qu’en retour tu me le fasses?

Les lois traduisent-elles uniquement un besoin utilitariste ou peuvent-elles s’ouvrir à une perspective de gratuité?

Ou la volonté de créer des possibilités d’humanisation accrue, de préserver la chance de l’autre, au-delà même de sa faute? C’est tout le sens du combat d’un Badinter en faveur de l’abolition de la peine de mort, quelle que soit la gravité de l’acte commis par la personne condamnée: je crois en toi au-delà de ton acte. Déjà Voltaire insistait pour distinguer l’acte délictueux d’une personne et de son identité.

Y a-t- il au cœur des lois place pour le sens du don, du partage? Les lois traduisent-elles uniquement un besoin utilitariste ou peuvent-elles s’ouvrir à une perspective de gratuité? Parviennent-elles à articuler la nécessité d’une approche objective de la situation, débouchant le cas échéant sur la nécessité de légitimes réparations, avec l’horizon de la réhabilitation et de la confiance?

A l’écoute des souffrants, le médecin Luc est celui des quatre Evangélistes qui radicalise le plus le message de libération du Christ: Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent. A qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre; à qui enlève ton manteau ne refuse pas ta tunique. Donne à quiconque te demande, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas. Luc 6, 27-30.

Je ne te donne pas pour que tu me donnes, mais je te donne parce que moi-même j’ai beaucoup reçu.

Message certes extrême, que seuls quelques saints ont pleinement assumé. Mais il nous met sur la piste d’une autre façon d’aborder la justice. Je ne te donne pas pour que tu me donnes, mais je te donne parce que moi-même j’ai beaucoup reçu. A la logique d’équivalence qui gouverne l’éthique quotidienne, je préfère le souffle de la surabondance, celui qui anime tant de paraboles de croissance. Paraboles de faste, où une semence produit cent grains.

Oui, la justice est non seulement possible, mais nécessaire. Mais en registre chrétien elle a tout à gagner à épouser une attitude dynamique. A donner sa chance à la personne au-delà de la situation en adoptant une culture du DON et du pardon. La loi devient signifiante si elle reconstruit autant qu’elle casse, propose au-delà de la nécessité d’imposer.

Dans nos Eglises, la justice devrait se faire ecclésiale plus qu’ecclésiastique, parole de vie pour les enfants du Père plutôt que condamnation des brebis perdues.

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Monique Bondolfi-Masraff, membre de l’équipe de rédaction de Sources, fut professeur de philosophie. Actuellement, elle enseigne à l’Atelier Œcuménique de Théologie (AOT) de Genève.