Revue Sources

[print-me]

Affronter la mort n’est pas simple. Entre rejet et attirance, savons-nous toujours nous situer? Le danger, comme souvent en morale, vient d’une vision du monde trop binaire, trop simpliste, nourrie de réponses toutes faites.

Il y aurait dans ce monde-là, les défenseurs de la vie et les partisans de la mort. Il faudrait prendre parti pour les premiers et combattre les seconds. Mais est-ce si simple? Est-on vraiment dans un camp ou dans l’autre? On est, et c’est beaucoup plus inconfortable, à la fois dans l’un et dans l’autre. On illustrera cette ambiguïté difficile à assumer, mais inévitable, par les deux exemples de l’outil casuistique du double effet et de l’usage ambigu de la sédation.

Double effet

Il faut casser l’idée encore trop fréquemment répandue que les analgésiques, tout en soulageant la douleur, accéléreraient la mort. Cette question a fait l’objet de nombreuses recherches qui arrivent toujours à la conclusion que les analgésiques, entre autres la morphine, même utilisés à des doses importantes, ne raccourcissent pas la vie. Ceci est inlassablement répété depuis des années par les spécialistes des soins palliatifs pour lever la retenue souvent constatée dans l’usage de ces médicaments, par peur de provoquer la mort.

Il faut casser l’idée encore trop fréquemment répandue que les analgésiques, tout en soulageant la douleur, accéléreraient la mort.

Cette croyance erronée en la simultanéité proportionnelle de l’effet analgésique et de l’effet mortel a été l’occasion de l’importance donnée à la règle dite du « double effet » dans le champ de la bioéthique. Selon celle-ci, si ce qui est recherché est la disparition de la douleur et non la mort du patient, on peut accepter des pratiques qui, ayant pour but principal le soulagement, accélèrent la mort bien que cela ne soit pas directement voulu.

Cette règle prudentielle met bien en évidence l’ambiguïté inévitable de nos prises de décision qui amènent toujours à des résultats où se mêlent le juste et le faux, le désirable et l’indésirable. Mais elle ne va pas assez loin dans la prise en compte de l’ambiguïté, dans la mesure où celle-ci peut se trouver au niveau de l’intention elle-même. Il y a quelques années, une enquête avait montré, chez la moitié des médecins étudiés, une volonté affichée de soulager les symptômes, mais en même temps un désir plus ou moins caché d’accélérer la mort.

La règle du double effet semble, dans ces cas-là, servir d’excuse facile. En se focalisant sur l’intention principale, elle néglige les intentions secondaires alors qu’il faudrait en prendre conscience et les travailler, en chercher le pourquoi.

Sédation

La sédation utilisée dans des situations palliatives est une situation qui se prête particulièrement à cette confusion des intentions. On l’utilise depuis plus de 20 ans en soins palliatifs, mais elle est apparue dans les lumières médiatiques suite à son insertion dans une nouvelle loi française. Techniquement, la sédation consiste en l’administration d’une médication sédative pour réduire l’état de conscience d’un patient de manière à soulager des symptômes difficiles à supporter, ne répondant pas aux autres traitements.

Dans le jeu des ambiguïtés mentionnées ci-dessus, la sédation peut, soit se révéler un outil très précieux, ou bien glisser vers une forme déguisée d’euthanasie.

Dans son bon usage, elle est utilisée par exemple pour soulager des douleurs paroxystiques ou une détresse respiratoire insupportable. Appliquée correctement, elle permet un réveil régulier du patient où on apprécie la situation et l’éventuelle amélioration des symptômes permettant de la stopper.

La sédation peut, soit se révéler un outil très précieux, ou bien glisser vers une forme déguisée d’euthanasie.

Mais comme on l’a montré, au désir de soulager se mêle parfois insidieusement le désir que cela finisse, que le patient puisse enfin être délivré d’une situation lourde pour lui, mais aussi pour les proches y compris les soignants. S’y ajoute aussi l’analogie mort-sommeil. Le sommeil est une des manières de représenter la mort, et sous cette forme elle en devient presque attirante. Que de fois sur des faire-part de décès ne lit-on pas que la personne «s’est endormie», qu’elle a enfin «trouvé le repos».

On voit là le danger du glissement: endormir pour soulager, et laisser dormir jusqu’à la fin. Le législateur français a cédé à la tentation en prévoyant dans des situations particulières, un droit à la « sédation profonde et continue jusqu’au décès ». On est à l’opposé de ce qui devrait être la sédation en soins palliatifs: légère, réversible et temporaire, respectant le rythme du patient, essayant de maintenir ou de rendre à nouveau possible un maximum de présence, de vie. Non pas parce qu’on refuserait la mort, mais parce qu’une personne, fut-elle mourante, reste jusqu’à la fin un être pleinement vivant et qu’il nous incombe de ne jamais céder à la tentation de dire qu’il n’y a plus rien à en espérer.

Nous devons aider à vivre, même si c’est difficile, même s’il faut par moments fermer les yeux pour pouvoir mieux les rouvrir, mais non pas enfoncer l’autre dans un sommeil mortifère pour que sa vie ne fasse plus de bruit, même si c’était plus aisé.

Il n’est pas possible de sortir de nos ambiguïtés, elles font partie de nous. Il faut en être conscient et plus encore, il faut aller les débusquer dans nos profondeurs cachées. Il faut oser prendre conscience que tous, nous pouvons avoir en même temps des désirs de vie et des désirs de mort. Le défi étant d’entretenir les premiers et de combattre les seconds et non de nous réfugier derrière la casuistique souvent hypocrite du double effet ou l’image rassurante d’un endormissement faussement paisible.

[print-me]


Thierry Collaud, médecin et théologien, est professeur à la chaire d’éthique sociale de le Faculté de Théologie de l’Université de Fribourg.

Article suivant