Revue Sources

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Des informations de plus en plus alarmantes en provenance d’Irak, d’Egypte et de Syrie font état de persécutions contre les chrétiens de ces pays: expulsions, incendies d’églises, attentats, chasse à l’homme, appels aux meurtres… On pourrait en dire hélas presque autant du Pakistan. Ajoutez à ce tableau la traque aux chrétiens dans le Nord du Nigeria, les tracasseries administratives de l’Etat algérien. Il devient difficile de contester la mise en place d’une concertation antichrétienne dans ces pays à dominante islamique.

Merci au frère Jean-Jacques Pérennès d’apporter son éclairage sur ces pénibles événements. Son regard se porte d’abord sur l’Egypte, le pays où il réside.

Chasse aux chrétiens dans les pays musulmans, persécutions croissantes; il semblerait que l’on vise la disparition pure et simple de ces minorités religieuses.

Il est indéniable que de nombreux chrétiens de par le monde vivent des situations critiques: Nigéria, Pakistan, pays arabes, Indonésie, etc. au point que l’on peut avoir le sentiment d’une aggravation dramatique de leur situation. De là à penser que derrière ces évènements il y a une stratégie, un plan visant à les faire disparaître, il y a un pas que certains franchissent, peut-être trop rapidement. Il faut se garder de tirer des conclusions trop rapides et ne pas croire trop facilement aux « théories du complot ». Pour plusieurs raisons:

D’abord, parce que les situations sont très différentes d’un pays à l’autre. En Égypte, il n’est pas exact de parler de « minorité » à propos des chrétiens: ils sont au moins 7 millions, soit près de 10 % de la population. On peut difficilement imaginer que le christianisme disparaisse de cette terre où il est présent depuis les temps apostoliques. Les chrétiens d’Égypte ont certes vécu ces derniers mois de grandes épreuves (maisons et églises brûlées, assassinats, menaces) sous la pression de mouvements islamistes qui avaient espéré contrôler le pouvoir politique. Mais la majorité des Égyptiens sont attachés à leur présence et tiennent à une Égypte plurielle où les chrétiens ont leur place. À l’autre extrême, la Turquie est un pays où, en effet, le christianisme a quasi disparu au cours du XXe siècle, mais pour des raisons précises: écroulement de l’empire ottoman, fin du statut particulier des millets (communautés religieuses non musulmanes), émigration forcée des Grecs. L’islam politique contemporain est peu impliqué dans cette affaire. L’Irak est encore autre chose: la fracture principale est entre chiites et sunnites et la majorité des victimes de ces conflits sont des musulmans. Les chrétiens ont certes diminué d’environ la moitié depuis 20 ans en Irak, mais autant, sinon plus, pour des raisons économiques (embargo) et politiques (violence ambiante) que pour des raisons de persécutions (elles ont eu lieu aussi, bien sûr). Bref, éviter l’amalgame est important si l’on veut comprendre les situations et du même coup chercher les bonnes solutions.

Il est indéniable que l’islam politique a fait de grands ravages depuis 30 ans au Moyen-Orient. On entend par islam politique une utilisation de la religion à des fins politiques. Celui-ci, venu des pays du Golfe, s’est d’abord diffusé via les médias (chaines satellitaires, blogs, prêches sur CD, etc.) et ne va pas forcément jusqu’à l’action violente et au djihadisme. Beaucoup de fondamentalistes musulmans sont surtout des religieux conservateurs, rêvant de revenir à la cité idéale – et idéalisée – de l’époque du Prophète. Seuls certains groupes passent à l’action violente, dont al Qaida est une des formes actuelles. Là encore, il faut distinguer, nuancer, essayer de ne pas trop simplifier si l’on veut comprendre.

Paradoxalement, les théories du complot contre les chrétiens les desservent, car ils contribuent à faire d’eux des minorités, qu’il faut protéger – via un soutien international, au besoin – alors que l’enjeu est qu’ils restent ou redeviennent des citoyens à part entière de leur pays. Le combat des printemps arabes, qui est d’abord une révolte contre des régimes autoritaires qui ont duré plus de 40 ans, est un combat pour la citoyenneté où tous, chrétiens et musulmans, devraient être impliqués au même titre. Il était frappant lors de Tahir Acte 1 (janvier-février 2011) de voir combien chrétiens et musulmans étaient au coude à coude pour abattre un régime politique autoritaire qui cherchait à se maintenir. Beaucoup de chrétiens égyptiens estiment que l’Acte 2 de la Révolution égyptienne (le mouvement tamarrod -rébellion- et la destitution de Mohamed Morsi et du régime des Frères musulmans) a contribué à rapprocher chrétiens et musulmans. Car c’est d’abord une majorité de musulmans qui s’est dressé contre un régime pour lequel ils avaient voté un an plus tôt par naïveté ou par manque de jugement politique. Les musulmans ont réprouvé dans leur grande majorité les exactions commises en août 2013 lorsque les islamistes, furieux d’avoir été chassés du pouvoir par le peuple, s’en sont pris aux églises et aux maisons des chrétiens en moyenne et haute Égypte. L’opinion internationale ne les aide donc pas vraiment en s’insurgeant unilatéralement contre les « excès des musulmans », alors qu’il s’agit d’accompagner un pays dans sa transition laborieuse et douloureuse vers la démocratie. Il y a une aspiration de tous à la citoyenneté; l’identité religieuse personnelle vient ou devrait venir derrière. Ne faisons pas le jeu dangereux du communautarisme lorsque les intéressés sont les premiers à vouloir le dépasser.

Votre présence en Egypte est-elle devenue plus difficile?

Pas du tout. Les chrétiens d’Égypte sont certes blessés par les drames vécus en août dernier et vivent encore pour certains d’entre eux dans la peur. Ces incidents dramatiques n’ont pas eu lieu partout, heureusement. Dans beaucoup d’autres lieux, comme l’Institut dominicain du Caire, la vie a continué normalement. En même temps, il y a une véritable espérance de fond: un goût pour la liberté retrouvée, une fierté de pouvoir commencer à s’exprimer en citoyens (en votant, en disant son désaccord dans des manifestations, en déposant des dirigeants qui ont trahi leur mission, etc.). Nous avons la conviction d’être au début d’une ère nouvelle qui prendra du temps, au moins une génération, mais qui permet à un peuple d’assumer son destin. Et les chrétiens savent qu’ils peuvent jouer un rôle dans cette transition: traditionnellement, les Églises chrétiennes investissent beaucoup dans l’éducation, dans l’apprentissage de la liberté personnelle, du sens de la responsabilité, du respect de l’autre. Ce sont là les valeurs dont l’Égypte a le plus besoin pour son avenir. Le synode spécial des Églises du Moyen-Orient d’octobre 2010 a fortement invité les chrétiens à s’engager dans la transformation politique et sociale de leurs sociétés. Les printemps arabes leur en offrent l’occasion. Cela demande du courage et ne va pas sans souffrances. Mais c’est tout à fait dans la ligne de leur mission de chrétiens, mission de réconciliation et d’artisans de paix.

Qu’attendre de l’Occident?

Moins de simplisme et de manichéisme dans les jugements et plus de solidarité effective. Il est tout de même dramatique de voir l’Union européenne menacer d’arrêter l’aide à l’Égypte, parce que le renversement de Mohamed Morsi ne s’est pas fait dans les règles constitutionnelles de la démocratie formelle. Veut-on que l’Arabie saoudite devienne le principal partenaire de l’Égypte et retrouve une chance d’y diffuser un islam intégriste? L’Égypte a besoin de sentir qu’on lui fait confiance. Il faut rencontrer les Égyptiens, les écouter, leur donner la parole. Quand on a une relation amicale, on a ensuite le droit d’aborder les sujets difficiles, de faire des objections, etc. Il est urgent de soutenir un pays dont le peuple paie cher le prix de la transition (chute drastique de l’investissement étranger, du tourisme) alors que ce qu’il est en train d’inventer est peut-être justement un nouveau modèle politique et économique qui permettra de sortir d’un confessionnalisme excessif engendré par trente ans d’islam politique. Quant aux chrétiens, on est en droit d’attendre d’eux une vraie générosité, éclairée certes, mais courageuse, guère présente dans certains débats occidentaux sur la « naïveté chrétienne face à l’islam ». Être des témoins du Christ a un prix. Mais c’est cela qui nous fait honneur.

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Jean-Jacques Pérennès

Jean-Jacques Pérennès

Le frère dominicain Jean-Jacques Pérennès, du couvent du Caire, est directeur de l’Institut d’Etudes Orientales (IDEO) sis dans ce couvent. Voir aussi notre rubrique « Carnet dominicain », page 48

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